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L’EQUILIBRE CONTEMPORAIN DANS LA PHOTOGRAPHIE DE FRANCESCA DI BONITO
Texte critique de Xavier Malbreil
Les photographies de Francesca Di Bonito possèdent un pouvoir de séduction évident. Elles ont cette capacité de happer le regard au premier abord, que l’on pourrait expliquer par la surprise, cette faculté de montrer une image jamais encore vue, d’une beauté ou d’une laideur inédite. Sous-tendues par un discours très fort qui appartient au champ de la politique, de la sociologie ou bien à celui de la fantasmagorie, les photographies de Francesca Di Bonito portent un champ narratif invisible qui n’est certainement pas indifférent à l’attrait exercé. Mais il y a quelque chose en plus de tout ceci, quelque chose qui n’a rien à voir avec la qualité technique, avec la surprise et l’originalité, ou avec la trame narrative et idéologique. Une chose qui doit retenir notre attention, parce qu’elle est au centre des enjeux de la photographie, et des métamorphoses que les technologies contemporaines, numériques notamment, lui ont imprimées.
Dans toutes ses séries, Francesca Di Bonito propose ce passage entre le réalisme et la fiction, lequel passage n’est jamais à sens unique, mais, au contraire, s’organise comme un jeu : il faut partir du réel pour montrer l’imaginaire, et mettre en scène l’imaginaire pour mieux revenir au réel. Si l’on posait qu’il s’agit du premier point d’équilibre auquel Francesca Di Bonito veut amener ses images, cela pourrait nous servir à en comprendre le pouvoir d’attraction. Pourquoi nous les trouvons étranges, dérangeantes, voire captivantes, pourquoi nous sentons tout de suite qu’elles tiennent un discours très construit, quand bien même ce discours relèverait de l’énigme, cela tiendrait peut-être à ce savant aller-retour entre le réalisme, la convention, le genre, d’une part, et l’imaginaire, l’exception, la transgression, d’autre part.
Ce que ces œuvres nous révèlent, c’est au fond que notre regard est aussi organisé ainsi : dans quelque chose que nous voyons, nous plaçons entre les photons de lumière qui atteignent notre œil puis notre cerveau autant de discours qu’il y a de pages dans l’Encyclopédia Universalis. Toutes nos lectures, et elles incluent les mystères et le charme d’écrivains comme Gérard de Nerval, Marcel Proust, Italo Calvino, Philippe K. Dick, sont dans notre regard. Nous voyons à travers les milliers de pages que nous avons lues, les millions d’images que nous avons regardées. C’est ce que nous disent les œuvres de Francesca Di Bonito. Notre regard n’est jamais innocent, jamais pur, mais au contraire nourri, gorgé de références. C’est peut-être le secret de cette « beauté convulsive », selon l’expression d’André Breton, que nous reconnaissons d’emblée aux travaux de cette plasticienne. L’autre réponse au mystère du pouvoir d’attraction des images de Francesca, tient à un autre jeu sur les limites, entre image fixe et image animée. SORTIE FAUVE est évidemment le cas le plus abouti d’une série de photos qui pourraient être issues d’un film. Mais ce n’est pas le seul.
Si nous reconnaissons immédiatement dans les séries de Francesca Di Bonito quelque chose de très contemporain, c’est aussi, certainement, parce que nous sommes habitués aux métamorphoses de la photographie, depuis une vingtaine d’années, sous le coup des technologies numériques, qui ont accompagné la pénétration des images dans nos vies, jusqu’à créer ce que Yves Michaud désigne sous le concept de « l’art à l’état gazeux ». L’image est omniprésente, et l’image est polymorphe, intrusive, insistante. Comme dans les romans de Philippe K. Dick, elle s’insinue jusque dans le moindre recoin de nos vies privées, parce qu’elle est déclenchée par un capteur qui nous voit. Cette image qui est fixe un moment devient film le moment d’après, parce qu’il n’y a plus de limite entre image fixe et image animée, grâce ou à cause des technologies numériques.
Cette dissémination de l’image dans le corps social, sur toutes sortes d’écrans, les séries de Francesca Di Bonito en portent la trace. Elles sont fixes, mais on les dirait animées. Elles ne se soucient plus, à vrai dire, de cette différence. La qualité que nous percevons dans les œuvres photographiques et plasticiennes de Francesca Di Bonito, comme dans toute œuvre d’art achevée, ne peut s’expliquer totalement. Aucun regard ne l’épuise. Il faut toutefois compter avec ces deux points d’équilibre présents dans son travail, ces deux limites avec lesquelles elle joue. Entre la photo composée comme une scène et la photo réaliste, celle de l’instant décisif, les glissements sont inévitables, ils constituent l’histoire de notre regard. Entre l’image fixe et l’image animée, notre perception ne choisit plus, parce que nous vivons dans le flux des images, qui jamais ne s’arrêtent, et c’est ce que nous reconnaissons, inconsciemment, en voyant les œuvres de Francesca. Son travail nous révèle un état contemporain du monde des images, qui s’ignore, le plus souvent, mais dont un révélateur nous permet de mesurer les métamorphoses.
Xavier Malbreil
Xavier Malbreil
Ecrivain et critique d’art, il se partage entre l’enseignement de Narratologie (Master de Création Numérique, Université de Toulous II), l’écriture et la programmation d’expositions. Il collabore à diverses revues comme Docks, La voix du regard, Formules.
DÉMASQUER, DÉVISAGER
Texte critique de Colin Lemoine
Bien qu’elle peuple la majeure partie des photographies de Francesca Di Bonito, la femme a rarement un visage. Plus exactement, ce dernier est rarement dévoilé. Nombreux sont les expédients à en dissimuler les traits au regardeur – des bandes chirurgicales, des plumes fuchsia, une tête de tigre. Manière de jouer sur les formes et sur les mots : bien qu’elle soit le sujet de la photographie, la femme est l’objet de dénaturations. Femme-objet écorchée par les fantasmes, femme sujette aux fantasmes et aux écorchures.
À regarder une photographie de Francesca Di Bonito, il faudrait donc pouvoir faire tomber le masque pour accéder au visage. Mais qu’est-ce qui se cache vraiment sous ces bandes auréolées d’ampoules, sous cette momie devenue sapin ? Quel secret dissimule cette tête de fauve coiffant un corps nu ? Et si le visage alors découvert n’était qu’un leurre ?
Le risque – identitaire – n’est-il pas que l’effeuillement soit sans fin, que l’enlèvement du masque arrache avec lui le visage. Que, démasquée, la femme soit dévisagée ? Francesca Di Bonito a su résoudre deux problèmes cruciaux en photographie. Celui du cadrage, tout d’abord. Elle sait que nul cadre ne saurait circonscrire une forme, que le sujet – une femme, donc – gagne à excéder la hauteur ou la largeur de l’image. Ici un bras gît, comme coupé, sans qu’il soit possible d’apercevoir son prolongement. Procédé́surréaliste qui consiste, comme chez René Magritte ou Raoul Ubac, à jouer sur le corps en morceaux, à superposer l’humain au mannequin. Nature morte. Objet-sujet. Francesca Di Bonito a également su affronter la question du fond. Un fond qu’elle aime souvent noir – pour sa série NAISSANCE –, histoire d’exténuer la narration, d’effacer les détails et, avec, les traces du crime. Un fond qu’elle choisit parfois blanc, virginal, presque lactescent – pour sa Mariée –, pour les mêmes raisons.
Le fond uni n’est jamais neutre. Il est le rideau tiré sur le monde, celui par lequel advient le drame. Il est la toile de fond de la tragédie. Francisco de Zurbaran, Édouard Manet et Man Ray le savaient, Francesca Di Bonito s’en souvient. La photographie, comme une chambre claire, ou noire,
où se déjoue le monde.
Colin Lemoine
Colin LEMOINE
Colin Lemoine est historien de l’Art. Après des études à l’université Paris IV – La Sorbonne, il intègre l’Institut National d’Histoire de l’Art, puis le Musée Bourdelle. Spécialiste de la sculpture, il a consacré plusieurs articles, conférences, livres et expositions à Alberto Giacometti, Antoinette Bourdelle, Henri Focillon, Auguste Rodin et Michel-Ange. Collin Lemoine est conseiller de plusieurs maisons d’édition et journaliste à l’Oeil.
EXTRAITS du texte intégrant l’ouvrage Migrations, Éditions Witch Mémoires Funambules
Par Hans Limon
« Tout est migration. Je suis moi. Aussitôt l’ai-je dit que je suis un autre moi. Et je ne suis ce moi qu’au contact de ces autres qui font de moi ce que je suis, et ne suis déjà plus. Chacune de mes stations met en branle un macrocosme. »
« Cette marée obéit à ce satellite que nous nommons Lune et sur lequel cet être que nous nommons homme a posé le pied il y a un demi-siècle ; cet homme et cette Lune obéissent à des lois spécifiques, dont la pesanteur et la gravité ; cette Lune fait partie d’un univers où coexistent environ dix puissance vingt-deux étoiles, soit dix-mille étoiles pour chaque menu grain de sable sur cette planète que nous nommons Terre, qui obéit à ses propres lois, cycles et révolutions, et sur les rivages de laquelle s’échouent parfois coquillages, bateaux, migrants morts ou vifs.»
« Le cycle de la vie. Morts et naissances. Et le déséquilibre qui, parfois, fait pencher le zodiaque un peu trop à gauche ou à droite. Le zodiaque d’en bas. Entre Malte et la Tunisie. Le soleil pour témoin. Qui a depuis longtemps vu, lui aussi, que la famine et la dictature glapissent avec le portevoix de l’éternel retour. Somalie, Érythrée, Syrie. Le soleil les a vus, mais il est resté coi. » « L’artiste est un politicien qui aurait choisi la voie de l’émerveillement, de l’ébranlement, plutôt que celle de la polémique. Il est grand temps, disait en substance Artaud, de faire entrer la métaphysique par tous les pores de la peau. Et dans les mollusques, au surplus, qui répètent à l’envi les clameurs des damnés. »
Hans Limon
Hans Limon
Né en 1985, diplômé de philosophie et de théâtre, Hans Limon écrit comme il respire, tantôt lentement, tantôt frénétiquement. Son existence est un long fait divers poétiques. Dernières publications : Poéticide (Quidam éditeur, 2018), Dans la nuit de Koltès (Les Cygnes, 2019)
LES CHAIRS DEVOTES DE FRANCESCA DI BONITO
Texte critique de Simone Dibo-Cohen
La série Chairs Dévotes de l’artiste Francesca Di Bonito est l’exemple même d’une œuvre qui s’est construite sur un parcours d’expériences et de recherches plastiques au service d’une réflexion profonde sur les liens entre le sacré et l’humain dans sa réalité organique et métaphysique.
Les œuvres que nous présente Francesca Di Bonito sont monumentales comme le sont les sculptures qu’elle a observées et photographiées avec une précision quasi chirurgicale. Son regard et sa pensée aiguises nous poussant à interroger nos existences et celle de l’humain dans toute sa complexité. Au départ est donc la photo. Moins vivante que la sculpture puisque perdant dans sa représentation le volume initial de la matière et sa sensorialité. Et cela n’aurait que peu d’intérêt si Francesca Di Bonito en restait là. Mais ce n’est justement qu’une fois la photo faite que le véritable travail de cette artiste commence !
Dans un lent processus créatif, avec une extraordinaire minutie et une dextérité d’artisan ou de médecin, à petits points de couture, avec des matériaux aussi divers que des perles, des bas de nylon, des dessins d’organes insères dans leur réalité la plus crue, l’artiste détourne et modifie l’identité religieuse du sujet photographié pour mettre à jour un long cheminement intellectuel aboutissant à une vision du monde exceptionnellement humaine. Réfléchie et décortiquée, comme pourrait le faire un légiste du corps et de l’amé.
Et ce qui n’était qu’une photo d’une œuvre sculptée devient alors une photo sculptée d’une manière totalement contemporaine où les liens dévoiles entre le sacré et le réel nous interpellent et nous bousculent. Les figures religieuses de cette série ont des organes qui gargouillent, des désirs de chair, des muscles qui s’affichent comme des nouvelles peaux, des membres décortiqués dont la taille parfois exagérée signifie nos principales angoisses et inquiétudes. Et les titres polysémiques qu’elle choisit pour chacune de ces pièces monumentales, La Vanité du foie, L’Apnée du jugement, Réflexion marine ou Promenade fertile, au risque de paraitre provocateurs, ne peuvent que nous inviter à réfléchir à notre statut d’être humain empreint de culture judéo-chrétienne.
Mais le message délivré est aussi politique à plus d’un titre. D’abord parce qu’à l’œuvre originelle, tel ce Saint François d’Assise entouré de ses disciples, l’insertion minutieuse de plus de 400 pierres et bijoux, comme un envahissement de la richesse grignotant progressivement le symbole premier de la pauvreté, nous ramène à l’actualité d’un monde mercantile où l’argent roi assassine une partie de l’humanité. Mais aussi parce que dans l’époque si troublée que nous vivons une certaine forme de désacralisation du sujet tel que l’opère l’artiste des Chairs Dévotes est l’expression même du droit à la liberté́de critiquer et de réfléchir pour ne pas que la pensée se fossilise et pour que l’homme renouvelle des valeurs qui autorisent une évolution et un devenir meilleur. Dans la tradition de l’artiste portant un message fort, qui nous questionne sur notre pensée individuelle et collective, Francesca Di Bonito nous offre une œuvre contemporaine, excessivement subtile dans sa formulation plastique et d’une puissance rare par les interrogations philosophiques qu’elle véhicule.
Simone Dibo-Cohen
Simone DIBO-COHEN
Commissaire d’exposition et présidente de l’UMAM (Union Méditerranéenne pour l’Art Moderne) et des Biennales qui lui sont liées.
PRÉSENTATION de l’ouvrage Migrations, Éditions Witch Mémoires Funambules
Par Didier Mandart, L’ANGLE Galerie
L'angle Photos
« Pour chacun de nous existent de multiples chemins, de multiples possibilités, celles de la naissance, de la transformation, du retour. » – Hermann Hesse – Berthold
Avec ses images de MIGRATIONS, Francesca Di Bonito nous laisse à songer qu’elles sont l’expression même de ce cycle perturbé de notre existence. Ses représentations visuelles nous invitent à l’expérience de la métamorphose, au passage de l’âme d’un corps formé de nos propres identités, de nos enracinements dans nos propres cultures, à un autre corps, celui qui prend forme dans l’inconnu, dans l’exil, dans les rêves et les réalités d’un autre semblable, toujours en quête d’idéal.
Dans cette recherche d’un monde meilleur, long processus fait d’expériences humaines où se mêlent l’absence, les souffrances et les angoisses mais aussi les respirations, la lumière et l’espoir, l’artiste nous révèle une suite de repères qui se présentent comme autant de bouées auxquelles l’âme en migration trouve à s’accrocher pour progresser vers son objectif fantasmé.
Pour autant, signifiant l’impermanence des lieux, des moments ou de la mémoire, les photographies de la série ne sont pas hiérarchisées, elles nous sont déposées comme des accidents possibles survenant aléatoirement dans le temps et dans l’espace, indépendamment inconscients du lien qu’ils permettent de tisser au sein de la transformation.
Se créé ainsi un ensemble iconique représentatif à l’échelle individuelle, de la nécessaire acceptation des mouvements humains contraints par leur condition sociale, leur environnement politique et/ou écologique et qui paradoxalement, semblent à l’instar de tout mouvement du vivant, inscrits dans un mouvement perpétuel universel.
Didier Mandart
Didier MANDART
Né en Bretagne en 1965, Didier MANDART, diplômé d’une grande école de design à Paris, travaille durant plusieurs années pour des agences et des entreprises, en France, Allemagne et Espagne, avant de créer sa propre agence de design en 2008, puis sa propre galerie en 2018, L’ANGLE, à Hendaye dans les Pays basque, entièrement dédiée à la photographie d’art, où il propose et expose des œuvres de photographes de renoms et jeunes talents. Il participe également à des foires et présente des expositions hors les murs.